Les trois nez

Publié le 4 Juin 2011

En l’an de grâce 1792 vivait à Cholet un couple d’une quarantaine d’années, Hector et Ernestine, dont l’union heureuse avait donné trois filles : Juliette, Huguette et Miette.

Hector était tailleur. Sa femme pourvoyait aux soins du ménage, l’aidant avec ses filles à vendre ses confections tous les mardis et les samedis. Hélas, leurs filles ne leur étaient guère utiles car elles salissaient le tissu au lieu d’en vanter les mérites. La première ne cessait de renifler, la seconde de se moucher et la troisième d’éternuer. A voir la toile ainsi tâchée, les passants reculaient. Même à rendre la monnaie, les trois filles rebutaient. A son nez qui toujours coulait vers lequel elle baissait la tête, il n’était plus possible de prêter attention aux beaux yeux de Juliette. Malgré ses jolies robes aux couleurs charmantes, les traces qu’Huguette laissait sur leurs manches faisaient froncer le nez de tous ceux qui la voyaient et des claquements de langue désapprobateurs se faisaient entendre à sa vue. Quand à Miette, ses interlocuteurs prenaient bien garde à ne pas s’approcher d’elle trop près pour ne pas être arrosés.

-Cette situation ne peut plus durer, dit Ernestine à son mari. Nos filles nuisent à notre commerce, il faudrait les marier.

-Qui voudra d’elles dans leur état ? interrogea Hector. Elles ne rebutent pas seulement les clients mais aussi les prétendants.

-J’ai une idée, dit sa femme. C’est Carnaval la semaine prochaine. Masquées habilement, les défauts de nos filles passeront inaperçus pour un temps. Espérons.

          Les parents, pleins de ressources, confectionnèrent trois magnifiques masques en carton et vêtirent Juliette d’un habit de marquis, Huguette prit l’aspect d’un chat et Miette celui d’une soubrette. Et les trois filles entrèrent dans la danse. Hélas, à son premier éternuement violent, Miette perdit son masque qui fut piétiné par la foule. La jeune fille, reconnue, fut vite mise à l’écart des festivités, les autres ne tenant pas à avoir leurs beaux costumes arrosés.

          Tout triste, elle alla s’asseoir dans un coin et se mit à pleurer.

-Ah, je le vois bien, dit-elle, mes sœurs et moi faisons honte à mes parents. Si seulement je pouvais cesser d’éternuer, Huguette de se moucher et Juliette de renifler. Hélas, je ne vois rien pour ce faire.

-Peut-être que, dans la nuit, mes yeux voient mieux que les tiens, dit une voix de velours tout près d’elle.

          Miette tressaillit et, se retournant, elle vit un beau chat noir avec de grands yeux verts qui la regardait.

-Que me donnerais-tu si j’exauçais ton vœu ? demanda le chat.

-Je ne sais pas, dit Miette. Un bel habit, peut-être, si tel est ton souhait.

-Non, ma belle enfant, c’est ta main que je voudrais, pour vous guérir, toi et tes sœurs.

-Ma main, dit Miette, horrifiée. Tu n’y songes point. De quoi aurais-je l’air avec un mari tel que toi ?

-Un mari aimant vaut mieux que tous les trésors. Tant pis pour toi, dit le chat en prenant congé d’elle.

 

          Huguette dut quitter la danse à son tour. Le nez bouché, elle ne pouvait plus respirer. Elle se mit à l’écart de la foule et se moucha dans la queue de son déguisement de matou.

-Eh bien, dit une voix suave derrière elle, vous devez être bien souffrante pour abîmer ainsi une si belle fourrure.

-Si vous saviez ! soupira Huguette, qu’en cette nuit de carnaval aucune étrangeté ne surprenait, pas même celle d’entendre un chat parler. Je suis bien misérable d’en être ainsi réduite à me dissimuler à mes semblables pour éviter leurs railleries. Si seulement je pouvais cesser de me moucher, Juliette de renifler et Miette d’éternuer, comme notre vie serait plus belle alors !

-J’ai peut-être un remède à cela, dit le chat. Je te promets la guérison pour toutes trois si tu consens à devenir ma femme.

-Pour que tu me ramènes des souris mortes dans notre lit de noces ! s’écria Huguette. Pas question, je ne veux pas de toi.

-Alors, reste comme tu es, seule et rebutante, rétorqua le chat, en s’éloignant dans la nuit.

          Plus tard dans la soirée, Juliette, à son tour, dut s’éloigner des danseurs. Séduit par ses beaux yeux verts qu’il voyait à travers le masque, un prétendant lui avait conté fleurette et l’avait si bien embobiné qu’elle avait consenti à retirer son déguisement. Bien mal lui en avait pris, aussitôt l’homme avait fui.

          Juliette soupirait, regardant la lune et les étoiles, rêvant de se réfugier dans l’une d’elles pour vivre sans douleur, quand elle entendit une voix douce lui dire :

-Qu’est ce qui te chagrine donc à ce point, ma belle enfant ?

          Elle se retourna et sourit au chat.

-Viens donc ronronner sur mes genoux, lui dit-elle. Si tu veux bien de mes caresses, ta douceur et ton amitié sauront me réconforter.

          Le chat se frotta contre elle et prit place sur ses genoux.

-Je sais ce qui te chagrine, lui dit-il, et je sais comment t’en guérir si tu en es digne. Si tu veux être mon épouse, j’aurais soin de toi, je te guérirais de tes maux.

-Et mes sœurs ? demanda Juliette.

-Tu es bien bonne de penser à elles et cela rehausse encore l’estime que j’ai de toi mais elles m’ont prouvé qu’elles ne sont pas dignes de mon aide. Veux-tu bien m’aimer et être mienne ? Je t’aimerais et te choierais plus que tu ne l’aurais jamais imaginé possible.

-Oui, je le veux bien, dit Juliette, en serrant la patte du chat dans sa main.

-Veux-tu bien embrasser mon museau pour sceller notre accord ? demanda le chat.

          Juliette fit ce qu’il lui demandait et, aussitôt, elle cessa de renifler et le chat se métamorphosa en un merveilleux jeune homme. Seuls ses yeux verts irradiant de bonté demeuraient et Juliette l’aima tout de suite pour cela. Elle le présenta à ses parents et à ses sœurs comme son futur époux et son guérisseur. Huguette et Miette se mirent à pleurer et à geindre lorsqu’elles comprirent qui était l’époux de leur sœur et comment leur méchanceté et leur bêtise le leur avait fait perdre.

          Agacée, leur mère, Ernestine, attrapa une paire de ciseaux et coupa deux carrés dans un tissu rouge abîmé.

-Prenez donc ceci, leur dit-elle, et cessez de souiller ainsi votre figure et vos vêtements. Je vais créer pour vous un morceau de tissu particulier qui aura pour fonction de s’essuyer et de se moucher. Ainsi, vous serez peut-être un peu moins misérables.

 

          Telle est, à notre connaissance, la première apparition du mouchoir à proprement parler, et c’est ainsi que la ville de Cholet, en l’an de grâce 1792, devint la capitale du mouchoir. Cet objet magique soulagea bien des nez à commencer par ceux de Miette et d’Huguette qui, repentantes, purent enfin prendre une belle part au commerce de leurs parents et se trouver un époux parmi les commerçants et les négociants de la bonne ville de Cholet. Mais plus grande encore fut la félicité de Juliette car elle n’eut point pour cause la prospérité économique mais bien un grand amour.

 

Un conte de Vendée de Sandrine Liochon

 

Rédigé par Sandrine et Igor

Publié dans #conte merveilleux

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